Abstract
Issue des sciences de l’ingénierie, la notion de preuve de concept est définie comme étant une « preuve (généralement issue d’une expérience ou d’un projet pilote) démontrant qu’un concept, une idée, etc., est réalisable » (Oxford English Dictionary, 2014). La philosophe C.E. Kendig affirme qu’au-delà d’une simple réalisation technique, une preuve de concept désigne plus largement « un type particulier de recherche qui vise à poser une question dont la réponse à une applicabilité qui dépasse les frontières des domaines dans lesquels elle a été testée » (Kendig 2016 ; traduit par nos soins).
Dans cet article, nous proposons de réinvestir la notion de crédibilité scientifique pour analyser l’essor des preuves de concept et la place qu’elles occupent dans les sciences de l’ingénierie. Notre parti pris est de prendre au sérieux le terme de « preuve » en faisant l’hypothèse que la preuve de concept constitue un vecteur de crédibilité scientifique central dans les sciences de l’ingénierie en tant qu’elle permet l’alignement, dans une réalisation technique, entre des normes épistémiques et des potentialités économiques. Ce faisant, nous poursuivons un double objectif. D’une part, il s’agit de décrire comment les ingénieur·e·s établissent leur crédibilité en tenant compte de la spécificité des sciences de l’ingénierie, à savoir leur proximité avec le monde industriel et leur orientation vers la production de réalisations techniques. D’autre part, nous souhaitons contribuer au renouveau du débat sur la crédibilité scientifique – un thème central en sociologie des sciences et en STS, si ce n’est « d’une certaine manière, le seul thème » (Shapin, 1995, pp. 257-258) – en nous concentrant sur la manière dont les interactions entre académie et industrie conditionnent la fabrique de la crédibilité scientifique.
Cet article est organisé en cinq parties. La première est consacrée à la présentation de l’essor de la preuve de concept dans les sciences de l’ingénierie au regard d’une discussion théorique sur la crédibilité scientifique à l’ère de l’économie de la connaissance. En actualisant le modèle proposé par Latour et Woolgar du « cycle de crédibilité » (Latour & Woolgar, 1979), nous soutenons que la spécificité des sciences de l’ingénierie et l’essor des nouvelles configurations entre académie et industrie invitent à repenser la manière dont la crédibilité scientifique est analysée. Cela nous amène dans une seconde partie à préciser notre objet d’étude – l’ingénierie métabolique – et à présenter notre approche méthodologique, qui associe analyse de corpus scientifiques, entretiens, observations directes en laboratoire et étude d’archives d’un centre de recherche. Les parties qui suivent constituent le cœur de la démonstration. La troisième montre notamment comment les chercheur·se·s articulent normes épistémiques et enjeux industriels dans les agendas de recherche et dans les publications scientifiques. La quatrième partie se penche sur les trajectoires et motivations des ingénieur·e·s du métabolisme, ainsi que sur les stratégies qu’iels mettent en place afin de gagner en crédibilité. Nous montrons l’importance pour eux/elles d’occuper des positions intermédiaires entre académie et industrie et de mettre en place un dispositif expérimental hybride, entre laboratoire académique et centre de Recherche et Développement (R&D) industriel, dans la quête de crédibilité. Enfin, la dernière partie interroge les conditions institutionnelles d’établissement de la crédibilité de l’ingénierie métabolique et de ses productions, et montre l’importance du MIT dans la structuration de l’ingénierie métabolique en tant que discipline. Nous concluons sur la place spécifique qu’occupent les preuves de concept comme vecteurs de crédibilité dans les sciences de l’ingénierie et sur leur potentielle généralisation à d’autres domaines scientifiques.
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